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23 août 2017 3 23 /08 /août /2017 08:20

 

 

            Une vidéo qui montre des adolescents dans un bus qui roule. Ces adolescents entourent une jeune fille, lui dénudent le haut du corps, la touchent, l’étreignent, la pelotent, la harcèlent sexuellement. La fille se plaint, crie. Le bus ne s’arrête pas. On ne voit ni le chauffeur ni les passagers du bus. Dès que la vidéo a été mise en circulation sur les réseaux sociaux, il y a eu explosion médiatique, divers sites et journaux ont titré : « Viol collectif d’une jeune fille dans un bus à Casablanca. Amplification car le viol suppose pénétration. Si l’agression sexuelle est indiscutable, il ne s’agit tout au plus que d’une tentative de viol. Des copains des « violeurs » sont interviewés par des médias et déclarent que les « violeurs » sont des adolescents déscolarisés et abandonnés par leurs familles, et qui vivent désoeuvrés dans un quartier manquant de toute infrastructure et de tout loisir.

            C’est la première fois qu’une vidéo pareille est diffusée. Cette vidéo a choqué dans la mesure où elle montre 1) une tentative de viol en direct, 2) des adolescents agressant sexuellement une jeune fille ayant des troubles psychiques, 3) des adolescents qui rient et s’amusent en dénudant le haut du corps de la jeune fille, 4) des adolescents insensibles aux supplications de la jeune fille, 5) l’absence de réaction du chauffeur et des passagers du bus. La scène est violente, inhabituelle. C’est un spectacle scandaleux qui a choqué tout le monde, toutes tendances confondues. Cette scène, devenue publique grâce aux médias sociaux, a été insupportable, indéfendable, tant pour une majorité qui se dit musulmane et conservatrice que pour les forces éclairées, féministes et droits/humanistes.

            Cette vidéo et autres violences semblables contre les femmes ne signifient pas que la violence sexuelle basée sur le genre soit spécifiquement marocaine, relevant d’une « race » marocaine, d’un « Orient » sexuellement répressif. Ce serait idiot de de le penser. Il est évident que cette violence, tradi-modernisée, est mondialisée « grâce » au néo-libéralisme, mais elle l’est à des degrés divers et sous différentes formes. Cette diversité dans la fréquence et la forme impose d'en faire une analyse spécifique dans chaque cas. Le cas marocain en est un. L’enjeu n’est donc ni de « marocaniser » ni de « démarocaniser » cette violence. Cependant, l’ampleur des réactions et manifestations montre que les Marocains ont été touchés dans leur amour-propre national. La diffusion de la vidéo représente une sorte de blessure narcissique du Moi national : elle expose à la fois une tentative de viol collectif d’une jeune fille handicapée mentale et l’indifférence ou la couardise des passagers et du chauffeur. C’est honteux, inacceptable, immoral.

            Comment en est arrivé à ce degré de violence sexuelle au Maroc ? Comment en est-on arrivé faire de la violence sexuelle et sexiste un « spectacle » ?

           

            I- Une mixité non banalisée, une masculinité menacée

           

            La mixité n’est pas encore normalisée et banalisée dans l’espace public au Maroc. Elle est en effet un phénomène urbain récent acquis grâce à la modernisation. C’est à partir des années 1960 qu’hommes et femmes ont commencé à se côtoyer dans l’espace public grâce à la scolarisation des jeunes filles et à l’emploi des femmes, et ce sans que la femme ne porte de voile. Jusqu’à aujourd’hui, cette mixité est mal vécue par des hommes qui continuent de considérer l’espace public comme leur propriété exclusive. C’est par conséquent l’espace où les hommes se sentent obligés d’affirmer leur masculinité face aux femmes, ces « intruses ». La conquête irréversible et grandissante de l’espace public par les femmes conduit à une remise en cause critique de la masculinité en tant que système et domination, d’où une réaction de défense masculine qui consiste à solidifier le contrôle masculin de l’espace public, à reconstruire la masculinité dans son propre fief traditionnel, l’espace public[1]. Par conséquent, dans cet espace, les femmes ne sont pas encore considérées comme des citoyennes, mais comme des corps femelles à la fois excitants et inaccessibles. L’enjeu est de dresser les femmes, de rappeler aux femmes de rester femmes, inférieures et dépendantes, femelles, objets de désir à la portée des hommes. Ceux-ci sont constitués en classe dominante et les femmes en classe dominée pour reprendre les termes d'une analyse féministe d'inspiration marxiste. L’enjeu est de lancer un avertissement aux femmes et leur signifier, pour les dresser/redresser (taazir/taadib/mise au pas) que leur seule présence dans l’espace public leur fait courir le risque d’une violence sexuelle polymorphe. Bien entendu les femmes pauvres sont les plus exposées à ce risque, celles qui circulent à pied ou en bus, non protégées dans une voiture.

            Comment se retenir de ne pas regarder, de ne pas aborder, de ne pas insulter, de ne pas harceler, de ne pas violenter, de ne pas violer ? Comment cesser d’être un homme patriarcal en situation de pouvoirs et de privilèges, l’exploitation sexuelle des femmes en tête de ces pouvoirs et privilèges, par le seul fait d’être un homme, d’être né mâle ? Les pouvoirs publics n’ont pas eu de politique éducative en la matière.

            Etre voilée ou être harcelée/agressée, tel est le dilemme imposé aux femmes. Cela ne concerne évidemment pas les femmes étrangères, les touristes. En effet, rarissimes, voire quasi-inexistantes, sont les agressions sexuelles contre les étrangères occidentales, et ce quelle que soit leur tenue vestimentaire. Car elles bénéficient d’une « ethnicisation » positive qui les protège. Il est même fort probable que la mise en circulation et la surmédiatisation des violences sexuelles contre les femmes au Maroc vise à produire le Maroc comme un pays dangereux à éviter comme destination touristique (sexuelle aussi) très émergente. Qui a donc intérêt à frapper le Maroc comme destination touristique ? Qui sont ses ennemis ? On peut même aller jusqu’à l’hypothèse d’un coup médiatique monté par ses proches ennemis (Algérie et Polisario) pour salir l’image du Maroc. Un Maroc victime car d’un côté le néo-libéralisme mondialisé le transforme en destination touristique (sexuelle aussi) privilégiée, ce qui est en soi une violence, le tourisme sexuel est en soi une violence sexuelle. D’un autre côté, la mondialisation néolibérale consolide et amplifie de manière structurelle les violences sexuelles faites aux femmes, cette classe sexuelle dominée, et en exploitant (tout en les dénonçant) des mécanismes spécifiques tels que la mise au pas des femmes (leur dressage) dans et par la domination masculine dans l’espace public, la misère sexuelle, l’absence d’éducation sexuelle et la faiblesse des formations féministes et de genre, la faillite sociale de la morale sexuelle islamique explosée par la mondialisation néolibérale et, enfin, le non accès à la morale civile citoyenne.

 

           

            II- Misère et frustration sexuelles

           

            Autre facteur, la frustration sexuelle. Le recul de l’âge au premier mariage (pour des raisons principalement économiques car le mariage reste toujours une norme dominante, un idéal de vie) signifie en principe une abstinence sexuelle qui se prolonge. En effet, au nom des normes patriarcales dominantes, de la Shari’a (officielle) et du « Code pénal », pas de sexe pour les non mariés. Cette norme de l’abstinence sexuelle est violée parce qu’elle est irréaliste. Notamment pour les hommes car ceux-ci sont obligés de se définir et de performer comme hommes principalement par leur activité sexuelle. Le système patriarcal masculin fait de l’activité sexuelle élémeent constitutif de la masculinité (une bonne chose pour son équilibre) pour les hommes, mais une « mauvaise chose » pour les femmes, ce qui fait que le sentiment de frustration sexuelle n’est pas produit dans la construction patriarcale de la féminité patriarquée. Celle-ci se réalise dans le mariage (survalorisant en soi, même s’il signifie dépendance de la femme) et plus notamment dans la fécondité et la maternité. Au nom de ce double standard, et à cause de cette double morale manichéenne, la règle de l’abstinence sexuelle islamo-patriarcale est violée à travers des pratiques sexuelles chaotiques, incomplètes, palliatives, bricolées dans des espaces inadéquats (dans un bus par exemple), multiples, multi-risquées, coupables, mal vécues, misérables en un mot. D’où une misère sexuelle (Dialmy/Logement, sexualité et islam, 1995) qui s'incarne dans l’agressivité masculine, sur la violence sexuelle comme violence fondée sur le genre, et de plus en plus sur la revendication masculine du retour des femmes au port du voile (partiel ou total), un facteur d'islamisme et la radicalisation (Dialmy/1995).

         Là encore, absence de l’intervention publique. Pas d’éducation sexuelle compréhensive qui montre aux jeunes, et aux non jeunes, que la violence n’a pas de place dans la sexualité. Que la seule véritable légitimité de l’acte sexuel réside dans le consentement mutuel, dans le désir et le plaisir partagés. Que le seul acte sexuel légitime est l’acte consenti, et ce même dans le cadre du mariage. Au lieu de cela, il y a un évitement institutionnel de la notion d’éducation sexuelle parce que l’on suppose, à tort, que si elle est dispensée elle va conduire à une activité sexuelle précoce et illégale, celle des jeunes filles notamment, à la « débauche ». L’éducation sexuelle est évitée parce que l’on craint, entre autres, qu’elle ne libère sexuellement les jeunes filles et les femmes mariées, notamment. On fait semblant d’ignorer que l’activité précoce et illégale est déjà là, et que l’éducation sexuelle est le meilleur moyen pour justement retarder, encadrer et protéger l’activité sexuelle masculine et féminine. Par conséquent, la récolte est catastrophique : beaucoup de virginités artificielles mensongères, beaucoup de grossesses involontaires, beaucoup d’avortements clandestins, beaucoup de mères célibataires et d’enfants abandonnés, du harcèlement sexuel au quotidien, des viols de jeunes filles, des viols de femmes adultes, des viols d’enfants, des viols de femmes âgées et des viols de LGBT, de l’inceste et de la zoophilie par manque de partenaire, une libéralisation informelle de la prostitution, beaucoup d’infections sexuellement transmissibles, une prostitutionnalisation de la sexualité… En un mot, une sexualité malade qui exprime une société malade incapable de s’assumer à cause d’un Etat malade incapable de mettre en oeuvre un projet d’une société civile (et civilisée) véritable. Cette sexualité malade est devenue, à cause des médias et des réseaux sociaux, une blessure narcissique subie au quotidien par le Moi national.

 

            III- Absence de l’éducation sexuelle comme morale citoyenne

           

            Les réponses médicale et judiciaires, l’une thérapeutique et l’autre répressive, sont des réponses a posteriori, non préventives, insuffisamment préventives. En amont et comme prévention primaire, l'éducation sexuelle compréhensive doit être dispensée d'abord aux éducateurs : aux parents, aux enseignants, aux professionnels de santé, aux journalistes et aux artistes. Ce sont là les catégories sociales et professionnelles qui éduquent les enfants, les jeunes et les masses. A ce titre, elles doivent être averties, vigilantes, pour ne transmettre que des valeurs sexuelles positives, celles de la responsabilité, de la liberté et de l'égalité de tous les acteurs sexuels. Pour que les éducateurs des deux sexes soient persuasifs et convaincants, il faut qu'ils soient d'abord eux-mêmes persuadés et convaincus.

         L’éducation sexuelle compréhensive (qui comprend outre ses contenus « traditionnels » un « apprentissage » des théories féministes et du genre) est devenue une nécessité publique comme je l’ai écrit en 2000. Car en plus d’être un savoir sur la sexualité (érotisme et reproduction), elle est une éthique, une nouvelle morale, la seule morale véritable, car elle est une éducation citoyenne basée sur l’égalité entre tous les acteurs sexuels, et ce quels que soient leur sexe/genre/identité de genre, leur statut matrimonial et leur orientation sexuelle. En effet, cette éducation fait partie d’une éducation plus large, civile et civique, basée sur la reconnaissance de la sexualité (informée et consentie) comme un droit en soi et pour soi, et comme une condition de santé et de bien-être. Or au Maroc, on est dans un stade de pré-citoyenneté car l’individu n’est pas encore complètement né, victime d’une dystocie politique structurelle, chronique sans être mortelle pour autant. Un quasi-individu est un pré-citoyen qui ne peut pas accéder à la morale civile, celle basée sur la conscience : faire le bien pour le bien, juste pour ne pas avoir du remords. Sans rechercher de récompense et sans vouloir éviter de châtiment. La non conquête de la morale civile est aggravée par la faillite (sociale) de la morale islamique. Eviter de faire le mal pour mériter le paradis, éviter de harceler et de violer les femmes pour éviter l’enfer ont cessé d’être des impératifs catégoriques. L’islam, devenu aujourd’hui islamisme, a cessé d’être une morale. Il n’est désormais que levier d’une mobilisation populiste mode de gouvernance politique (composant avec la débauche, la corruption et des urnes suspectes), mode de gestion de l’économie néolibérale. Il n’inspire plus la morale quotidienne. A titre d’exemple, ces « jeunes agresseurs du bus », ce sont des musulmans à n’en pas douter, mais leur islam n’est pas opératoire dans leurs pratiques sexuelles, et cela même si, pour eux, l’islam reste la « orme suprême » en matière sexuelle.

            Morale islamique perdue et morale civile non conquise, une fois conjuguées, font que la liberté de l’homme ne s’arrête pas là où commence celle de la femme. Certes, la femme continue d’être perçue islamiquement comme awra (corps honteux à cacher), fitna (séduction et chaos) et kayd (ruse et maléfice), mais en aucun cas une telle perception ne légitime islamiquement le harcèlement sexuel et le viol des femmes dans l’espace public. Certes, la femme commence à être perçue comme l’égale de l’homme en matière de droits, mais cette perception n’est pas suffisamment forte pour endiguer le harcèlement sexuel et le viol des femmes. On est dans un entre-deux, on est dans une phase de transition sexuelle où la dualité halal/haram est devenue structurellement impuissante, incapable qu’elle d’encadrer les pratiques sexuelles.

           

            IV- Une transition sexuelle explosive

           

            Cette phase problématique, celle de la transition sexuelle, caractérisée par l’explosion de l’unité entre normes et pratiques, c’est à dire par le divorce entre des normes sexuelles islamiques (idéalisées) et des pratiques sexuelles quasi-sécularisées (sans morale civile), impose aux pouvoirs publics d’avoir une politique sexuelle publique. De commencer à se poser la question publique suivante : que voulons-nous de la sexualité ? Que voulons-nous en faire ? Comment la gérer ? Comment l’éduquer afin qu’elle cesse d’être inégalitaire et violente ? Comment construire une masculinité nouvelle ? Comment fabriquer des citoyens sexuellement épanouis dans une société marocaine sexuellement épanouie ?

 

[1] Voir nos deux livres :

- Logement, sexualité et islam, Casablanca, EDDIF, 1995.

- Critique de la masculinité au Maroc, Rabat, Editions Warzazi, 2010.

      

 

 

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commentaires

W
Analyse intéressante qui mériterait toutefois, pour gagner plus de crédibilité, une relecture de votre part pour rectifier quelques raccourcis:<br /> La visibilité sociale dans l'espace public marocains était bien antérieure aux années soixante<br /> Les voyous agresseurs sont des ados mal éduqués certes, mais pas du fait de la chari'a.
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B
Oui, plutôt intéressant, mais ça reste approximatif :<br /> - s'il ne s'agit pas d'un viol (c'est à la justice de trancher), nous sommes bien au-delà du harcèlement. Parlons au moins d'agression sexuelle <br /> - la question de la religion mériterait aussi d'être traitée un peu moins à l'emporte-pièce. Comment, en les ayant simplement vus sur YouTube, présumer que les gamins connaissent des concepts tels que le kayd ? <br /> Il faudrait aussi parler de l'absence/inefficIence de politique publique en matière d'enfance et de jeunesse, qui est la grande oubliée des priorités de ce pays. Nos bébés, enfants et adolescent-e-s sont maltraité-e-s quotidiennement par les institutions, la société et les familles.
I
Quand on bouche l'horizon à la jeunesse d'un pays, on obtient la banalisation de la violence et du viol! quand on gracie un violeur-pédophile et on cherche désespérément à protéger et blanchir un violeur érigé en icône nationale comme Lmjarad, on ne peut s'étonner de voir une horde de jeunes délinquants s'acharner contre une jeune fille sans défense! cette jeunesse sous-éduquée, désorientée est victime d'un système éducatif en faillite et d'un état voyou.Une jeunesse blasée. Sans ambitions. Profondément déçue et écœurée de tout. Une jeunesse qui se sent trahie par tous et qui trouve refuge dans la violence et dans les idéologies les plus rétrogrades. Poussée dans cette entreprise suicidaire par un désir destructeur de vengeance de soi et des autres. Une jeunesse amputée, dépourvue de rêves. Une jeunesse sans idéal. Une jeunesse sans jeunesse.
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B