Malgré les efforts louables fournis par les acteurs institutionnels et associatifs marocains en vue de réaliser l’égalité de genre (hommes/femmes) en matière de droits, le chemin est encore long. Beaucoup de difficultés structurelles et d’énormes résistances idéologiques s’opposent à l’acceptation de principe et à la mise en pratique de l’égalité de genre.
Parmi ces écueils, une masculinité patriarcale dominante qui ne se remet pas en cause et qui refuse de renoncer à ses pouvoirs et à ses privilèges. L’enjeu est alors de procéder à une critique de la masculinité comme domination, à sa déconstruction comme domination, tant par le savoir que par l’action. Et cela en impliquant les hommes, en les ayant comme partenaires principaux dans ce processus de déconstruction. La tâche n’est pas aisée car cette domination est banalisée et normalisée tant par les hommes que par les femmes.
Une domination masculine naturalisée et sacralisée
Pour les défenseurs de la domination masculine, cette domination trouve sa racine dans la biologie et dans la religion : le mâle est non seulement différent de la femelle, il lui serait supérieur en intelligence et en force, ce qui justifie sa domination et son pouvoir, consacrés par la religion (qiwama, daraja). La biologie du mâle prépare l’homme à un destin social supérieur. Ainsi l’homme est puissance (force physique, virilité, leadership), protection (raison, courage, défense de l’honneur), pourvoyance (travailleur, gagne-pain, entreteneur familial). En face, le sexe femelle est produit comme sexe faible, second genre et genre second, incapable de subvenir à ses propres besoins, non-autonomie, inapte à la prise de décision. Par conséquent, cette différence/supériorité biologique du mâle se transforme « naturellement » en inégalité de droits entre hommes et femmes. L’inégalité n’a donc pas à être justifiée, elle a seulement à être normalisée, banalisée, maintenue, et à reproduire par une violence masculine polymorphe et multi-contextuelle. La violence fondée sur le genre est polymorphe parce qu’elle est à la fois physique, psychologique, sexuelle, économique, institutionnelle et théologique. Elle est également multi-contextuelle parce qu’elle s’exerce dans tous les espaces publics et privés. La violence serait un droit de l’homme, une qualité de l’homme, l’instrument de son pouvoir, l’indicateur par excellence de sa masculinité.
Le féminisme et son approche genre ont progressivement déconstruit ce mythe patriarcal fondé sur la prééminence du phallus. Action et savoirs féministes ont en effet remis en cause la puissance explicative (et justificative) du sexe biologique. Tous deux affirment que c’est la domination masculine comme donnée socio-historique qui a infériorisé la femme et qui a institué l’inégalité de genre. Du coup, c’est la mise en crise du paradigme de la masculinité comme domination naturelle qui se met en marche. Et cela a débouché aujourd’hui sur l’impératif universel de l’égalité de genre (en matière de droits) entre les femmes et les hommes. Fondamentalement différents certes, mais fondamentalement égaux.
La masculinité : une catégorie in-interrogée par le féminisme marocain
Malgré la percée victorieuse de l’action féministe au Maroc et malgré l’institutionnalisation de l’approche genre, la lutte pour l’égalité n’a pas encore vraiment produit une critique systématique de la masculinité. Celle-ci est restée invisible, à l’image des catégories dominantes. La critique féministe et l’approche genre se sont concentrées sur la structure patriarcale et sur ses actrices, les femmes, ces victimes de la structure. Elles ont négligé les acteurs, les hommes, ceux qui tirent pouvoirs et privilèges de la structure. Certes, les hommes ne sont pas l’ennemi principal des femmes, mais la domination que fait subir la structure patriarcale aux femmes passe par les hommes. Elle est exécutée de « bonne foi » par les hommes comme une tâche naturelle et légitime. Aussi est-il nécessaire aujourd’hui de sortir les hommes marocains de leur sommeil dogmatique aliénant afin de les impliquer dans la lutte contre la structure de la domination patriarcale. Si les hommes sont le chaînon central par lequel se manifeste le système patriarcal, leur transformation est nécessairement une partie centrale dans la solution du complexe patriarcal discriminatoire. Il faut donc s’atteler à la tâche de convaincre les hommes que la masculinité telle que définie par le patriarcat est une injustice (au détriment des femmes), et surtout une charge, une épreuve, une conquête fragile sans cesse menacée (au détriment des hommes). Devoir être puissant, protecteur et pourvoyeur n’est pas un défi facile à relever au quotidien. Et il n’est pas juste de monopoliser ces rôles, nobles certes, mais surtout dominateurs. D’une part ces rôles sont socialement construits et socialement pénibles, d’autre part ils sont de plus en plus partagés par les femmes d’aujourd’hui dans le Maroc d’aujourd’hui. Leur féminisation est la preuve manifeste qu’ils ne découlent pas d’une nature et/ou d’une essence masculine. De plus, le partage de ces rôles-tâches dans les champs de l’avoir, du savoir et du pouvoir est plus gratifiant que la division sexuelle du travail. Il est préférable pour l’homme véritable d’avoir une femme véritable, une partenaire égale avec laquelle il a un rapport véritable au lieu de cette relation d’assujettissement et de pouvoir. La dialectique du maître et de l’esclave n’a plus cours aujourd’hui. La question est donc d’habiliter les hommes à l’égalité et à la parité, et cela en orientant/réorientant le mâle vers une définition non hégémonique de la masculinité, vers une masculinité égalitaire.
Revendiquer une parité dans l’espace domestique
Si le féminisme marocain doit revendiquer l’externalisation du travail domestique et des tâches éducatives afin de libérer la femme de la « cuisine », il doit en même temps revendiquer la parité dans le travail domestique, les deux allant de pair. Mais comme l’externalisation des tâches du champ domestiques exige une habilitation économique des ménages et des services sociaux publics adéquats, il faut, en attendant, exiger que les hommes fassent un certain nombre d’heures de travail domestique (pour commencer), et que cela soit réglementé dans le « Code de la Famille ». Car pour que la parité soit réussie dans l’espace public, il faut qu’elle ait son pendant dans l’espace privé. Féminiser l’espace public et revendiquer la parité dans l’accès aux postes de pouvoir et de décision est un processus qui ne peut aboutir sans la participation systématique, obligatoire et réglementée des hommes au travail domestique. La conciliation entre vie familiale et vie professionnelle est un défi qui doit être également relevé par les hommes. Il s’agit de déféminiser ce défi, de le masculiniser. Pour cela, une révolution des normes de genre est à accomplir. Les femmes ont déjà fait des pas importants en matière de parité en montrant qu’elles sont capables de participer, de gérer et de décider dans les espaces professionnels. Ce sont donc les hommes marocains qui sont en retard, n’ayant pas encore fait leurs preuves dans le partage du des tâches reproductives de l’espace privé. Pour cela, ils doivent interroger la masculinité, la mettre en crise, refuser son acception patriarcale.
Indicateurs de la résistance des hommes à l’égalité
D’une part, certains indicateurs font de l’apparition d’une nouvelle masculinité une tendance minoritaire et marginale, balbutiante. Ces indicateurs sont :
1- la faiblesse du pourcentage des femmes financièrement indépendantes ;
2- la faiblesse du pourcentage des hommes qui dépendent financièrement des femmes ;
3- la faiblesse du pourcentage des femmes qui acceptent de voir les hommes partager les tâches reproductives de l’espace privé, victimes qu’elle sont d’une aliénation qui les pousse à considérer ces tâches comme démasculinisantes ;
4- la faiblesse du pourcentage des hommes qui reconnaissent la masculinité comme une charge lourde à porter malgré le fait qu’elle le soit ;
5- la faible implication des hommes dans les associations féminines/féministes et leur faible adhésion au principe de l’égalité de genre par mésinterprétation et incompréhension, et par égoïsme structurel (peur de perdre des privilèges du seul fait d’être un mâle) ;
6- la faiblesse des politiques publiques impliquant les garçons et les hommes dans la lutte contre la violence à l’égard des femmes et dans l’autonomisation des femmes ;
7- l’absence de politiques publiques dont l’objectif est de remettre en cause la masculinité comme domination,
D’autre part, d’autres indicateurs montrent que les hommes ont tendance à s’accrocher davantage à une masculinité dure, stricte. Le taux de chômage élevé des jeunes ainsi que la faiblesse grandissante du pouvoir d’entretien masculin font perdre aux hommes l’assise économique de leur domination patriarcale systémique. Face à cette perte, les hommes cherchent des refuges compensatoires.
- Premier refuge de la masculinité : les hommes se tournent vers l’islam et font du sens littéral de certains de ses textes la justification ultime et indiscutable de leur supériorité et domination. Ceci est particulièrement vrai au sein des masses masculines illettrées et vulnérables qui sont plus sensibles à la lecture phallocratique des textes sacrés développée par certains foqaha, et à l’application stricte du sens littéral de certains de ces textes.
- Deuxième refuge de la masculinité : la consommation d’aphrodisiaques pour mener une activité sexuelle intense et puissante servant à combler l’impuissance financière. En voulant maîtriser la femme par le sexe, le pénis est érigé en instrument de pouvoir.
- Troisième refuge de la masculinité : le harassement sexuel dans l’espace public pour réaffirmer une masculinité qui se sent menacée par la montée des femmes dans cet espace. L’enjeu est de rappeler la femme à l’ordre (patriarcal), de lui signifier qu’elle est d’abord et surtout une femelle, juste un corps attirant, attisant. Ce faisant, la femme est chosifiée tandis que l’homme est érigé comme seul sujet de désir et seul acteur de pouvoir et de liberté (de circuler dans l’espace public). « Je me réapproprie et règne sur l’espace public, donc je suis homme », tel est le credo d’une masculinité acculée à se défendre par l’usage de la violence. Et de là l’indifférence complice des hommes devant le spectacle quotidien de la violence subie par les femmes.
- Quatrième refuge de la masculinité : devenir un jihadiste courageux et intrépide qui se fait exploser et qui croit ainsi faire preuve d’une masculinité « héroïque ». Il ‘agit là d’une masculinité sexuellement frustrée (aussi) qui accomplit ainsi une émigration verticale clandestine au paradis pour retrouver les « houris » promises aux véritables croyants, aux martyres. Cet « héroïsme » viril se réalise également par l’enlèvement des femmes et leur mise en esclavage ou dans l’attirance exercée sur des jeunes femmes qui se portent volontaires au jihad par le sexe (jihad al nikah). En d’autres termes, en devenant terroriste, l’homme croit devenir le nouvel homme-modèle, celui qui ne recule pas devant la mort pour un idéal.
Des hommes en transition
En considérant l’ensemble de ces indicateurs, on peut conclure que l’homme marocain est en transition, balloté qu’il est entre le désir de garder sa suprématie au sein d’un système inégalitaire d’une part, et l’impératif de remettre en cause la définition patriarcale de la masculinité en raison des difficultés (économiques notamment) grandissantes qu’il a à exécuter sa suprématie d’autre part. En effet, les hommes marocains oscillent, soit entre des normes patriarcales et des pratiques égalitaires, soit entre des normes égalitaires et des pratiques patriarcales. Ce déchirement identitaire de la masculinité fait qu’elle ne peut ni rester purement patriarcale ni devenir complètement égalitaire. Un entre-deux transitionnel qui risque de durer longtemps en raison de la pression multifactorielle contradictoire décrite ci-dessus.
Recommandations
Pour œuvrer à l’accomplissement de la transition masculine, que l’homme transitionnel cesse d’être transitionnel, qu’il dépasse l’écartèlement, qu’il renonce à la domination et à toute forme de violence pour l’exercer, qu’il choisisse de devenir enfin un homme véritable qui accepte l’égalité hommes-femmes. En d’autres termes, l’enjeu est de combattre la résistance masculine à l’égalité.
Pour accomplir cette transition, les recommandations suivantes sont à prendre en compte dans les politiques publiques et les activités associatives :
1- Faire en sorte que le regard ne reste plus focalisé seulement sur les structures de la domination et sur ses victimes, les femmes, mais le diriger également vers les acteurs à la fois exécutifs et bénéficiaires de la domination, les hommes. En d’autres termes, il s’agit de faire de la question masculine une question sociale et/ou de santé publique, un débat public ouvert sur les pouvoirs et les privilèges masculins.
2- Diagnostiquer de manière rigoureuse (grâce à des études) la prédisposition de l’homme marocain au changement en mesurant de manière précise les indicateurs de résistance. En d’autres termes, quels sont les champs dans lesquels la masculinité dominante résiste le plus ? Quels sont les facteurs les plus susceptibles de jouer un rôle déterminant dans la lutte contre la résistance masculine à l’égalité et à la parité ?
3- Démontrer la nécessité de fonder le champ des études masculines en tant que recherche-action, base première de politiques publiques au service d’une masculinité égalitaire. La masculinité ne doit plus rester une notion sacrée et taboue, non interrogée. Il est donc temps de soumettre la masculinité marocaine à la reddition des comptes.
4- Faire travailler les hommes sur eux-mêmes et travailler avec eux afin qu’ils soient convaincus que la masculinité est une donnée culturelle susceptible de changer et d’être autrement conçue et exécutée. En d’autres termes, persuader les hommes de la nécessité de changer et créer en eux le besoin de savoir comment changer et comment apprendre à devenir des hommes égalitaires. L’enjeu est de promouvoir une réflexion individuelle et collective chez les hommes de tous âges et conditions, particulièrement chez les jeunes.
5- Dispenser une éducation et formation en « Etudes masculines » au sein des écoles, des universités et parmi les travailleurs sociaux.
6- S'engager publiquement pour l'élimination de toute forme de violence à l’égard des femmes, collaborer avec les centres anti-violence et d’écoute.
7- Organiser des conférences et des colloques sur le thème de la masculinité égalitaire non violente dans les différentes régions du royaume.
8- Produire et diffuser des documents écrits et audio-visuels servant à changer le regard social, institutionnel et associatif sur la masculinité.
9- Impliquer les femmes dans la lutte contre les normes de genre inégalitaires responsables de la masculinité inégalitaire