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29 janvier 2014 3 29 /01 /janvier /2014 13:31

C'est le texte d'un entretien que j'ai accordé à Nadia Ziane, publié dans "Le Matin du Sahara" en 2005

- Q : Que signifie le mot « Islamisme » ?

R : Par islamisme, j’entends tout mouvement social et toute organisation basés sur l'exploitation de l'Islam à des fins politiques et qui, plus précisément, tentent d'exercer le pouvoir au nom de la religion seule. De manière générale, l'islamiste n'a pas une connaissance théologique ou juridique (fiqhique) profonde, ce qui le conduit à exiger de soi et des autres une pratique religieuse rigoureuse fondée sur le respect de la lettre des textes fondateurs. Ijtihad (effort novateur) et ta'wil (interprétation) lui sont étrangers. L'islamisme est donc, en dernière analyse, une idéologie de combat dont la fonction principale est de lutter contre l'ignorance de la société et l'illégalité du pouvoir.

-Q : Quelle connotation le mot islamisme a-t-il pris ces derniers temps ?

R : Une connotation à la fois positive et négative. Positive dans le sens où c’est l’une des rares forces qui affirme s’opposer à l’Occident et à son hégémonie culturelle. Il semble être l’un des mouvements internationaux qui parle de différence et de spécificité. Il s’oppose à la mondialisation dans sa dimension ultra-libérale sauvage qui asservit l’homme au marché et à la logique inhumaine du profit… Connotation négative dans la mesure où en s’opposant à l’Occident il s’oppose à la modernité… il confond ainsi entre Occident et modernité et prend l’Occident, cette manifestation historique inachevée de la modernité, pour la modernité elle-même. Au lieu de critiquer l’Occident au nom de la modernité, de l’accuser d’être une trahison de la modernité, il rejette la modernité et oppose de manière irrémédiable et anti-historique le moi à l’autre… Connotation négative également dans la mesure où il s’exprime de plus en plus par la violence, la terreur, c'est-à-dire à travers des formes infra-politiques qui excluent tout dialogue et toute rencontre… Il en est venu à symboliser le rejet de la démocratie, des libertés publiques, des droits de l’homme, de l’égalité des hommes et des femmes…

-Q : vous dites que l'islamisme au Maroc a trois visages. Quels sont-ils?

R : Cette description de l’islamisme marocain en trois visages remonte à 1996 lors d’une conférence que j’ai donnée à l’Université Catholique d’Angers. J’ai repris cette typologie lors de la publication de cette conférence par les « Archives des Sciences Sociales de la Religion » en 2000 sous le titre « L’islamisme marocain : entre révolution et intégration ». Au niveau de ce texte, j’ai dégagé en effet trois types d'islamisme : celui des ouléma indépendants, celui des associations éducatives qui contiennent potentiellement une contestation politique, enfin celui des associations qui utilisent la da'wa comme tremplin vers la contestation politique. L'Islam est, dans le dernier cas surtout, à la fois un pré-texte et un texte dans la conquête du pouvoir politique.

Au niveau des associations, j’avais distingué en 1996 entre la Chabiba al islamiya, Jamaat al Isslah wa al Tajdid et Jamaat al Adl wa Al Ihssan. Ces trois groupements me semblaient résumer les tendances principales de l’islamisme marocain. Et j’ai tenté de montrer comment il y a passage du mouvement à l'association. Ce passage illustre l'effet Mühlmann, résumé de la manière suivante: l'institutionnalisation d'un mouvement social est rendue possible par l'échec de la prophétie dont était porteur le mouvement. Cet effet-loi stipule que, dans une première phase, le mouvement islamiste commence par être agité et agitateur grâce à la rencontre d'un groupe avec une idéologie chaude et mobilisatrice. Dans une deuxième phase, la récupération idéologique du mouvement et l'irréalisation de son message prophétique, son échec en définitive, finissent par le transformer en association puis en parti politique, essayant de se réaliser partiellement à l'intérieur du système, par le biais de la négociation.

Pour faire bref, le renoncement de la Chabiba à la ligne révolutionnaire débouche sur l'association Al Jamâ’a al-Islamiya, puis sur Harakat Al-islah wa at-tajdid puis sur le PJD, c'est-à-dire du très chaud et du très radical au très institutionnalisé et politiquement correct… Cette intégration de l’islamisme au jeu du pouvoir est perçue comme une trahison et a débouché sur un islamisme radical, terroriste…

Q : Qu’entendez-vous par terrorisme islamiste marocain ?

R : L’islamisme terroriste marocain radical renvoie aux organisations suivantes : Al Hijra wa at Takfir (HT), Salafiya al Jihadya (SJ), et As Sirat al Moustaqim (SM). Ce sont précisément les deux dernières citées, la SJ et le SM, qui sont directement accusés d’être les responsables des événements terroristes du 16 mai 2003 à Casablanca qui ont causé la mort de 44 personnes.

La terreur est un acte symbolique destiné à influencer le comportement politique par l’usage de la violence qui sert à répandre la peur et la confusion. Suite à cette définition théorique, je propose de définir le terrorisme islamiste comme l’ensemble des groupuscules qui, au nom de l’islam et par le recours à la violence matérielle, contestent l’islamité des sociétés et des états dits musulmans et qui combattent un ordre international défini comme anti-islamique. Ce terrorisme fait sienne la doctrine de la violence aveugle, celle qui cible les innocents afin de faire plier les gouvernants. « Qu’importe les victimes si le geste est beau », cette phrase de Laurent Tailhade pourrait être leur leitmotiv tellement les terroristes islamistes se disent idéalistes et se sentent motivés par le désir de créer un monde meilleur, dominé par l’islam. Pour ces groupes, une société authentiquement islamique ne s’établira que par l’instauration d’un Etat islamique et pas seulement par la mise en œuvre de la Shari’a.

Les groupuscules terroristes remettent en cause l’option islamiste réformiste dans laquelle se sont engagées les organisations islamistes marocaines « classiques »… Celles-ci n’appellent plus à la violence physique… Cependant, elles la préparent et la légitiment en accusant la société marocaine de déviance et les partis politiques de gauche de sécularisme.

- Q : Comment peut-on expliquer la montée des islamistes au Maroc ?

L’islamisme est une réaction contre l’exclusion, l’injustice, la frustration, l’occidentalisation (inégale) de la société… Il est une réaction contre la perte de l’identité et des valeurs. Il est réclamation de la pureté, de la moralité de la vie publique, de la justice sociale et du mérite. En se définissant principalement comme musulman, le musulman se reconstruit une image positive de soi malgré l’humiliation constante qu’il subit dans l’ère moderne et contemporaine. L’islamisme permet au musulman d’affirmer : je suis musulman donc je suis le meilleur, je suis le meilleur parce que je suis musulman.

Un tel raisonnement fait fi des conditions réelles dans lesquelles vit le musulman d’aujourd’hui. Ce raisonnement caractérise une personnalité frustrée qui compense son incapacité historique de jouir de la modernité par le rigorisme et l’austérité. C’est l’islamisme d’en bas, celui qui représente les classes défavorisées, exclues de la consommation et du pouvoir, des plaisirs du sexe et du logement… Les suicidaires du 16 mai 2003 sont tous jeunes et de sexe masculin. Ces jeunes boudent la politique et sont difficilement intégrables dans le jeu politique. Exclus de tout, ils ne croient plus à la politique comme levier susceptible d’améliorer leur condition (in) humaine, condition que récuse toute morale. Sont-ils l’avant-garde de l’islamisme révolutionnaire ? Leur frustration est plurielle, les différents plaisirs de la modernité et son confort leur sont inaccessibles. Aussi rejettent-ils avec violence modernité et Occident au nom d’une morale wahhabite austère… Les endroits ciblés illustrent (aussi) la consommation et les jouissances, club, restaurant, hôtel. Les actes terroristes prennent leurs racines dans un habitat clandestin, insalubre, exigu, hors norme morale et architecturale, hors contrôle étatico-policier. Cela fait de ce terrorisme un terrorisme urbain qui s’origine dans la ville et qui la cible en même temps. C’est le terrorisme de la ville contre la ville, d’une partie de la ville contre une autre partie de la ville.

La précarité sociale qui rend les jeunes suicidaires si vulnérables à l’appel du terrorisme/jihad les conduit à douter d’eux-mêmes, de leur masculinité. Pour eux, être mâle ne suffit pas pour être homme, la masculinité étant au-delà de la mâlitude. Dans leur logique, être homme, c’est être capable de se marier, d’entretenir épouse (s) et enfants, c'est-à-dire être économiquement en mesure de s’approprier les femmes. Cette frustration sexuelle profonde (qui pousse la majorité des islamistes à haïr la femme indépendante) les conduit plus facilement à renoncer à la vie, à émigrer vers Dieu, vers le paradis, là où les houris (nymphes) les attendent, eux les véritables croyants, eux les martyrs de la foi.

-Q : Les fléaux sociaux en expansion encouragent la da'wa. Or, loin d'être de simples prétextes, ces maux (drogue, prostitution, débauche) existent bel et bien dans notre société. Comment expliquer ces deux phénomènes : d'une part montée des islamistes et déviance sociale?

L’islamisme est un mouvement social qui impose de penser la société marocaine en termes de mobilité, d'instabilité, de crise, et de transition. Il est en effet l’indice d’une société en effervescence qui, grâce à lui, échappe à l'anomie. Il sauverait la société marocaine de ce que Gosselin appelle le «degré zéro du mouvement social, que constituent la déviance et le déracinement, l'exclusion et la marginalité, la folie même». En effet, le sentiment d’insécurité collective issu du programme d’ajustement structurel (mis en place par le FMI et la Banque Mondiale) conduit les couches sociales paupérisées et précarisées à devoir nécessairement basculer dans la prostitution et la drogue, dans la mort du lien social. L’islamisme surgit ici à point nommé pour sauver la société de ce risque d’anomie : au nom de Dieu, il appelle à la moralité et à la solidarité. Pour faire face à la misère et à la corruption, il développe une culture de la frugalité et de l’auto-suffisance. Il rejette en le critiquant l’impératif de la consommation prôné par la société occidentale. Impératif auquel les couches sociales paupérisées ne peuvent d’ailleurs pas objectivement répondre. Aussi voit-on les islamistes s’attaquer à la consommation d’alcool, aux festivités du mariage, à l’élection de Miss Maroc, aux jeux de hasard, et à toutes les formes de plaisir d’une manière générale. L'un des aspects du désordre, de la fitna est la «dépravation sexuelle (qui) a fait du Maroc un nid de prostitution internationale» selon Yassine. Pour venir à bout de la sédition, Yassine avance que «l'Islam vrai est notre seul sauveur».

-Q : On assiste actuellement à l'intégration de l'islamisme en tant que mouvement à la vie politique. Est-ce une stratégie ?

Vous voulez dire par là que c’est une ruse, une tactique dont se sert l’islamisme intégré pour arriver au pouvoir… Et vous supposez qu’une fois arrivé au pouvoir par les urnes, l’islamisme intégré dévoilera son véritable visage, c'est-à-dire la suppression de la démocratie, des libertés publiques et des droits de l’homme. C’est là un scénario fort peu probable… Ce scénario suppose d’abord que les élections sont libres et que leurs résultats sont vraiment représentatifs de l’opinion publique. Or l’islamisme intégré ne dispose pas d’une grande marge de manœuvre par rapport au pouvoir. Lui-même fait partie de la stratégie du pouvoir… Sa promotion politique par le pouvoir fait partie de la stratégie du pouvoir : elle sert le pouvoir dans la mesure où elle affaiblit les adversaires politiques traditionnels du pouvoir, notamment l’USFP, et dans la mesure où elle aide le pouvoir à discréditer les islamismes clandestins et violents. Le pouvoir s’allie certains islamistes, les politiquement corrects, pour rendre peu crédibles les islamistes subversifs aux yeux d’une opinion populaire de plus en plus sensible aux thèses de l’islamisme…


-Q : Ce mouvement d'intégration inclut les uns et exclut les autres. Pourquoi ?

Pour un ancien leader de l’intégrisme intégré et refroidi, «le régime monarchique a la légitimité islamique, il est l'arbitre et le ciment de l'unité nationale». Il est donc normal que cet intégrisme soit intégré au jeu politique car il en accepte le postulat fondamental… Pour les figures de l’islamisme terroriste clandestin, il s’agit d’excommunier la société et l’Etat, d’être un mouvement social chaud, porteur d’une prophétie révolutionnaire, de refuser l’option islamiste réformiste politico-parlementaire dans laquelle s’est engagée l’islamisme modéré.

A travers le refus de l’islamisme intégré, le terrorisme islamiste exprime de manière radicale la perte de confiance dans le jeu politique démocratique et parlementaire, et en souligne les limites et les impasses. Pour lui, ce jeu, corrompu, perverti et faussé, auquel participe l’islamisme makhzénisé, ne répond pas aux attentes des marocains en matière de justice sociale. La société marocaine, où se côtoient la misère la plus immonde et le luxe le plus ostentatoire, implose de plus en plus au fil des années depuis le désengagement social de l’Etat en 1983 suite au Plan d’Ajustement Structurel. Aussi, concluent-ils, « seul le jihad et les armes : aucune négociation, aucune conférence, aucun dialogue… ». L’Etat califal est à instaurer par le moyen de la terreur aveugle, doctrine parue dans les années 1950-1960 et adoptée par l’islamisme radical. Les actes terroristes ne visent plus des représentants de l’autorité, ces attentats ciblés ne poussant pas la population à se rebeller contre l’Etat. Le terrorisme aveugle est plus susceptible de créer la peur et la perte de confiance dans l’Etat en tant qu’instrument incapable d’assurer la sécurité de l’homme ordinaire. Le terrorisme est ici une tentative d’éveiller une majorité indifférente et endormie grâce à la violation extrême des normes établies. A l’objection que le terrorisme aveugle tue des innocents, celui-ci répond que personne n’est innocent. Au nom de la morale, celle de commander le bien, le terroriste se libère paradoxalement de tout scrupule moral et se persuade que tout est permis parce que chacun est coupable.

-Q : Les confréries ont pris une grande ampleur. Comment expliquer cet essor ?
Les défaites du Maroc (à Isly en 1844 et à Tétouan en 1860 devant l'Autre, chrétien et Occident) ont été à l’origine d’un nationalisme religieux qui condamne les confréries. Celles-ci, au lieu d'organiser le jihad (guerre sainte) contre le conquérant comme dans les siècles passés, tentaient plutôt de faire accepter au peuple les défaites du Maroc en les présentant comme un destin incontournable. Fatalistes, elles prêchaient la passivité absolue : « c'est Dieu qui a voulu l'entrée des chrétiens», «Dieu nous fait payer nos péchés», «lutter contre cet état de choses, c'est désobéir à la volonté de Dieu». Pour cette attitude fataliste, les ouléma ont critiqué les confréries de manière radicale et ont qualifié leurs représentants de «prébendiers hypocrites», désislamisés et désislamisants, complices objectifs de l'Autre, du chrétien.

Il a fallu les années 1970 qui témoignent du «réveil islamiste» pour que le pouvoir politique réhabilite les confréries et le culte des saints à travers l'encouragement des moussem (festivals). A son tour, le pouvoir découvre au culte des saints la qualité d’être une forme d'opium qui assure la soumission à l'ordre établi. A l'image du colonisateur qui utilisait le confrérisme contre le nationalisme, le pouvoir marocain se sert à son tour du confrérisme pour empêcher cette fois-ci toute révolution de type islamiste. Pour le pouvoir, l'exploitation politique du confrérisme est facilitée par la participation du Makhzen lui-même au capital religieux de la baraka, structurellement lié à son caractère chérifien. L'encouragement des zaouia et des chorf ne tend pas donc pas seulement à refléter un aspect de la nature du pouvoir politique, mais vise surtout à détourner les masses de la tentation islamiste. Les masses sont plus sensible à cette forme de l'islam spectaculaire qu’est le culte des saints. C’est là une arme utilisée contre l'intégrisme. Celui-ci, en « purifiant » l’islam du culte des saints, se coupe plus ou moins des masses, rurales surtout. En réhabilitant le culte des saints, le pouvoir se donne une occasion supplémentaire de se rapprocher des masses populaires, urbaines surtout.

-Q : Comment expliquez vous la contradiction entre l'équation « islamisme = ségrégation des sexes » et l’équation « Islam = égalité des sexes » ? Y a-t-il contradiction ? Y a-t-il ignorance ? Cette contradiction est-elle volontaire ?

Je ne pense pas qu’on puisse parler ici de contradiction, tout simplement parce qu’il faut avoir le courage de reconnaître que l’islam, dans ses textes fondateurs, Coran et Sunna, ne prône pas l’égalité des sexes. Ces textes stipulent explicitement le droit de l’époux au statut de maître de la famille, son droit à l’autorité (corrélé au devoir d’obéissance de l’épouse), son droit à la correction physique, son droit à la répudiation, son droit à reprendre l’épouse sans son consentement à l’intérieur du délai de viduité, son droit à la polygamie… A rang égal, les lois de l’héritage favorisent l’homme. Les islamistes purs et durs s’en tiennent justement à ces dispositions littérales pour affirmer que le statut inégal des sexes traduit avec justice la différence bio-sexuelle.

Par conséquent, défendre l’égalité des sexes au nom de l’islam est un acte qui exige une volonté, un effort, une décision d’aller au-delà de la littéralité des textes. L’égalité des sexes, au nom de l’islam, est le fruit d’un ijtihad. Cet ijtihad ne fait pas l’unanimité.

Certes, tout le monde s’accorde à dire que l’Islam a dès le départ opéré une révolution en faveur de la femme. En lui reconnaissant un ensemble de droits, du plus basique, le droit à la vie, au plus élaboré, celui de l’héritage, l’Islam a érigé la femme en sujet de droits. Ce qui est accordé à la femme arabe en ce début du VIIème siècle est déjà révolutionnaire en soi. Mais au début du XX ème siècle, et vu le statut inférieur de la femme musulmane, on parla d’inapplication de ce qui a été accordé à la femme entre 622 et 632 de l’ère chrétienne, on parla de trahison de l’idéal islamique. Mais à partir de l’année 1975, année qui signe l’entrée dans l’ère féministe internationale, ce qui a été islamiquement accordé à la femme comme droits ne paraissait plus seulement comme inobservé et inappliqué, mais franchement comme insuffisant et inadéquat même dans le cas de son application.. Le féminisme marocain passe ainsi du paradigme de l’inapplication au paradigme de l’insuffisance (de la lettre de l’islam).

Les revendications d’égalité sexuelle (que j’appelle féministes), directement exprimées dans la convention de Copenhague (contre la discrimination sexuelle, 1989) et dans la conférence de Pékin (1995), et indirectement dans la conférence du Caire (1994), allaient se heurter à la résistance islamique et islamiste. Les réserves ont été exprimées à la fois par le Maroc en tant qu’Etat islamique, par les porte-parole officiels de l’islam d’Etat (les ouléma) et par les leaders des mouvements islamistes qui reflètent l’Islam des masses néo-citadines paupérisées. Pour tous ces «gérants » de l’Islam marocain, il y a nécessité de refuser des dispositions féministes égalitaires dans la mesure où elles touchent à des invariants textuels inégalitaires, ces invariants étant posés comme « sacrés » et « catégoriques ».

Au Maroc, il a fallu que sa Majesté Mohammed VI intervienne pour que l’ijtihad produise un code de la famille qui se rapproche des conventions internationales mettant fin (entre autres) aux discriminations juridiques basées sur le sexe…. Sans cette intervention royale salutaire et symbolique, l’inégalité des sexes en matière familiale serait restée un point commun entre l’islam des oulémas et celui des islamistes. Grâce à son intervention en tant que Commandeur des Croyants, S.M. Mohammed VI a poussé ouléma et islamistes à concilier entre islam et féminisme. Plus loin encore, en veillant à donner au code de la famille une légitimité parlementaire, c'est-à-dire démocratique, Mohammed VI a fait preuve à la fois d’intelligence politique et de modernisme dans le sens où il montre que le code de la famille est désormais une question politique à débattre par des acteurs politiques au sein d’une institution politique (de type non religieux). Il a donc réussi à faire tomber le dernier bastion de résistance de l’islam conservateur, j’entends par là le champ familial. Son action a fait comprendre tant aux ouléma qu’aux islamistes qu’il n’est plus question d’instrumenter l’islam pour légitimer et sacraliser la domination masculine. Par là, non seulement il met fin à l’injustice séculaire dont a souffert la femme musulmane, mais il met également fin à une conception essentialiste de l’islam qui a toujours refusé l’ouverture et le progrès. En matière de féminisme, Mohammed VI a opéré une véritable révolution culturelle. Le défi qui se pose désormais est le suivant : l’appareil judiciaire marocain saura-t-il se mettre au diapason d’une telle révolution culturelle ?

Pr. Abdessamad Dialmy

Fès, 20 avril 2005

Pour aller plus loin,

1) voir les textes suivants d’Abdessamad Dialmy :

- Féminisme, islamisme et soufisme, Paris, Publisud, 1997, 252 pages.

- « Féminisme et islamisme dans le monde arabe : essai de synthèse », Social Compass, Revue Internationale de Sociologie de la religion, Louvain-La-Neuve, volume 43 (4) 1996, pp. 481-501.

- "De la continuité entre Shari’a islamique et Shari’a internationale en matière de droit de la famille”, Prologues, Hors-Série, n°4, 2000, pp. 68-88 (en arabe).

- "L’islamisme marocain : entre intégration et révolution", Paris, Archives des Sciences Sociales de la Religion, 2000, 110 (avril-juin), pp. 5-27.

http://www.ehess.fr/centres/ceifr/assr/N110/DIALMY2.htm

- « Les antinomies de la raison islamo-féministe », Social Compass, 50 (1), 2003, pp. 13-22.

- « L’évolution du profil juridique de la masculinité au Maroc », Revue de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Dhar al Mahraz Fès, N° 13, 2004.

- « Le terrorisme islamiste au Maroc », Social Compass, Volume 52, N° 1, mars 2005. pp. 67-82

- "Le féminisme marocain et la modernisation du droit de la famille", dans Femmes et Etat de Droit, Rabat, Chaire UNESCO, 2004.

2) Visiter également le site-entretien d’Abdessamad Dialmy :

http://www.canal-u.fr/canalu/affiche_entretien.php?vHtml=0&chaine_id=4&entretien_id=1629278423&





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