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29 janvier 2014 3 29 /01 /janvier /2014 14:02

Rabat, Casablanca…une marche féministe, une contre-marche sexiste, une action, une réaction... Inévitablement, une bataille de chiffres. Inévitablement, une bataille médiatique. Indices d’une bataille politique dans laquelle le bon sens se perd….Faute de laïcité, l’enjeu actuel est celui d’une « démocratie sexuelle islamique ».

La marche 2000 des femmes marocaines à Rabat s’inscrit dans la Journée Internationale de la femme du 12 mars tenue sous le slogan : « nous partageons la terre, partageons ses biens ». C’est une marche contre la pauvreté des femmes, contre la violence plurielle qu’elles subissent. Certes, à cette marche ont participé des membres du gouvernement, des féministes, les militants des droits de l’homme, en un mot, plus de 60 associations démocratiques… mais aussi et surtout des femmes âgées de milieux populaires, des couples avec leurs enfants, des femmes étrangères, des hommes…Selon la journaliste allemande Greta Tülman, même en Occident, « c’est très rare qu’il y ait tellement d’hommes qui participent » à ce genre de manifestation. Des gens ordinaires ont donc fait de la question de la femme leur propre question… La marche est mixte, conviviale. Femmes et hommes marchent côte à côte, comme ils devraient le faire toujours dans la vie, au quotidien…et dans les plus hautes sphères. La marche se termine devant les locaux des Nations-Unies par la présentation d’un mémorandum à l’ONU dans lequel les féministes demandent l’effacement de la dette des pays en voie de développement, la révision du système financier international… Politiquement conscient(e)s, les féministes lient l’avenir de la femme à l’évolution du système politico-économique international et font de sa rationalisation la véritable condition de l’émancipation de la femme (et de l’homme). On chante alors pour la paix, l’égalité, la fraternité, on chante contre la misère et la violence. On revendique le droit à l’éducation, à l’égalité devant la loi.

Un slogan spontané émerge de la foule : «nous sommes toutes musulmanes, et toutes nous soutenons le Plan ». Il s’agit du Plan National d’Intégration de la Femme au Développement (PNIFD) qui est actuellement l’objet d’une grande polémique nationale. Ce slogan qui rappelle l’islamité des marcheuses et marcheurs de Rabat est une réponse aux islamistes qui affirment l’incompatibilité entre le PNIFD et l’Islam… La marche de Rabat ne se fait pas contre l’Islam, c’est une marche qui ne définit pas l’Islam comme l’instrument intouchable de la domination masculine. L’islamité est dénotée aussi par la présence de femmes voilées dans la marche de Rabat, mais surtout par la participation de représentants du parti de l’Istiqlal. Ce parti a toujours lié entre islam et nationalisme, entre islam et développement, entre islam et démocratie. Sa présence dans la marche de Rabat exprime-t-elle enfin son adoption du PNIFD ? Si cela s’avère exact, ce serait une victoire pour les féministes dans leur lutte contre les islamistes. Le passé de l’Istiqlal et sa plate-forme idéologique en font un concurrent sérieux des islamistes dans l’instrumentalisation politique de l’Islam. La seule existence de l’Istiqlal interdit aux islamistes de monopoliser le discours politique partisan au nom de l’Islam. Que l’Istiqlal adopte le PNIFD indiquerait automatiquement la possibilité politique d’une démocratie sexuelle islamique.

A 90 km de là, à Casablanca, une autre marche, à la même heure. Une contre marche, d’autres gens, d’autres slogans, d’autres finalités. Orchestrée par le Parti de la Justice et du Développement (à travers lequel milite politiquement l’association islamiste modérée Al Islah wa et-Tajdid) et par Al Adl wa al-Ihsane (l’association islamiste radicale de Yassine), cette marche est organisée pour manifester contre le PNIFD. Ce plan est accusé d’être sioniste, communiste, occidental, créant un conflit homme-femme qui n’existe pas en islam… D’où le slogan de Casablanca, « les femmes sont les sœurs des hommes ». Slogan qui signifie justement qu’il n’y a pas de conflit entre les hommes et les femmes, l’Islam ayant apporté une réponse définitive et idéale à la question des sexes. D’où la nécessité, selon les marcheurs de Casablanca, de préserver l’islam et de lutter contre la dissolution des mœurs en rejetant le PNIFD.

Ayant réussi à présenter le PNIFD comme anti-islamique à l’opinion publique, les islamistes demandent à ce que ce plan soit soumis à un référendum populaire. L’aile radicale islamiste va même jusqu’à refuser l’arbitrage du Roi, proposé par le premier ministre. Nadia Yassine déclare en effet : « nous ne voulons recourir à personne pour arbitrer… nous nous référons au Coran et à la Sunna ». Comme si le rapport au Coran et à la Sunna était à ses yeux direct. Car dans la logique islamiste même, le rapport aux textes sacrés passe par la médiation des ouléma, ceux qui savent, ceux qui connaissent la Loi. Les islamistes radicaux refusent donc de considérer le Roi comme le commandeur des croyants, celui qui représente la Loi Divine sur terre, et affirment implicitement que leurs propres ouléma sont au dessus de la mêlée politique et des intérêts de classe. Les ouléma sont-ils réellement au dessus de la mêlée politique et des intérêts de classe de façon à pouvoir connaître la Shari’a en soi? Le père de Nadia, shaykh Yassine, tout soufi qu’il est, n’est pas sans avoir des intérêts politiques. Ouléma et intégristes sont encore davantage impliqués dans le jeu politique.

La marche de Casablanca est donc une contre-marche, une réaction. A Casablanca, hommes et femmes marchent séparément. La séparation n’est pas spontanée, elle est organisée, elle est ségrégation. Et puis, dans cette marche islamiste, les femmes ne représentent en fin de compte que le 1/5 des marcheurs. Le tiers selon les organisateurs islamistes eux-mêmes. Mais pour les responsables du PJD, l’important n’est pas là, dans le nombre, celui des femmes. A leurs yeux, la marche de Casablanca, la leur, est 100 % marocaine, d’où son importance, tandis que celle de Rabat est « commandée par l’étranger », « c’est la marche de l’apostasie, de la déviance et de la licence ».

La contre-marche de Casablanca a bénéficié de la campagne des prêcheurs du vendredi qui ont invité, dans l’ensemble du royaume, les prieurs à y participer ! De quel droit ont-ils pu le faire ? Qui les a incité à le faire ? Le flirt entre l’islamisme et le ministère des awqaf et des affaires islamiques prouve que les moquées sont entrain de devenir des lieux ouvertement politisés, ouvertement mobilisés contre le gouvernement. Le gouvernement pâtit de cette récupération mutuelle entre PJD et ministère des awqaf. De leur côté, et « curieusement », les partis du Wifaq (UC, MP et PND) qui constituent l’opposition politique libérale, le RNI et le MNP qui font partie de la coalition gouvernementale ayant proposé le PNIFD, ont marché avec les islamistes à Casablanca ! Drôle de libéralisme qui flirte avec l’islamisme pour des calculs bassement politiciens sacrifiant le principe de l’égalité des citoyens et des citoyennes. Pour cette « fausse » opposition politique, pour ces « faux » alliés au sein du gouvernement, tous les moyens sont bons pour faire échouer ce jeune gouvernement de gauche qui bénéficie du soutien du Roi, des intellectuels, des femmes, des démocrates et progressistes, de la communauté internationale...

Mais on dit que le RNI a marché à Rabat aussi! Schizophrénie idéologique du parti ou simple conviction personnelle du militant qui dissocie entre interprétations personnelle et partisane de l’islam. Encore faut-il que le parti ait une position claire en la matière… Anomalies et inconséquences ne sont pas seulement du côté de l’opposition. Le cas le plus alarmant se trouve au sein du parti socialiste du premier ministre. C’est le cas de H. Forqani, ce membre du bureau politique de l’USFP, qui dirige « impunément » depuis l’été dernier la lutte islamiste contre le PNIFD. Non seulement Forqani n’a été ni interrogé ni puni par le parti, pire, des chroniqueurs de la presse usfpéïste lui trouvent des justifications et vont jusqu’à le défendre, eu égard à son appartenance au bureau politique, à son passé de nationaliste… ! Quant au PPS (ex-parti communiste) auquel appartient le secrétaire d’Etat qui a proposé le PNIFD, quelques membres de son bureau politique ont été mangé un couscous avec le PJD islamiste pour faire la paix et signer un communiqué commun qui ne mentionne pas le PNIFD mais qui insiste par contre sur l’attachement du PPS à l’Islam. Le secrétaire d’Etat Saïd Essaïdi ne faisait pas partie de la délégation « couscoussière » du PPS, menée par le secrétaire général en personne. Comme si le secrétaire d’Etat était désavoué par son propre parti, ainsi que son PNIFD. Si la bipolarisation autour du PNIFD est paradoxale, c’est, pensons-nous, à cause de la déconnexion pathologique entre idéologie et politique, entre principe et action, entre conviction personnelle et idéologie du parti. Tout devient alors possible ; en premier lieu, l’irrationalité des pensées et des comportements.

Rabat, Casablanca… une marche ici, une contre-marche là, une action, une réaction... Inévitablement, une bataille de chiffres. Inévitablement, une bataille médiatique. Chaque camp donne ses chiffres, la presse donne les siens, la police aussi. Des chiffres contradictoires qui vont de 60 000 à un million. La neutralité est le grand absent. Chaque pôle tente de « prouver » que sa marche a réuni plus de gens. Mais l’on sent que le pôle de Rabat a été défait sur le plan de la quantité. A Casablanca, on a tout fait pour montrer qu’on est plus nombreux (en hommes surtout !) pour « prouver » l’importance du poids politique latent des islamistes. En effet, la marche de Casablanca est présentée comme « un message politique à qui de droit » par Fath Allah Arsalane, membre du Conseil d’Orientation d’Al Adl wa al-Ihsane. C’est «une marche populaire contre le complot ourdi contre le Maroc », reprend S. Al Othmani du PJD. Pour le pôle de Rabat, ce qui compte, c’est le sens (historique) de la marche et la qualité de la participation, le statut social des marcheurs, sans pour autant enlever à la marche sa qualité de mouvement de masse.

La presse du pôle de Rabat est critique envers la télévision nationale. Celle-ci, publique et encore dépendante d’un ministère de l’intérieur souverain, aurait produit une vérité médiatique qui aurait trahi la véritable vérité. Zooms, plans larges, plans d’ensemble, plongées (prises de vue d’en haut) ont « démontré » en effet au téléspectateur que la marche de Casablanca a drainé plus de foule. Cette vérité médiatique est certes une mise en scène, orientée certes mais, à notre sens respectueuse de la volonté des islamistes de donner à l’opinion publique des images fortes (d’eux-mêmes). La marche de Casablanca est carrée, ordonnée, rituelle, s’inscrivant dans une logique politico-militaire. La femme y est, pour les islamistes modérés et radicaux, un alibi pertinent et performant pour enrôler les masses misogynes au nom de l’Islam, pour monopoliser le discours islamique sur la scène politique, et pour conquérir le pouvoir politique au nom de l’Islam.

Certes les femmes à Rabat ont été plus nombreuses, ce qui indique la difficulté pour l’islamisme dans son expression féministe actuelle d’attirer les femmes en masse. Malgré leur analphabétisme et leur misère, les femmes dans leur majorité ne sont pas très attirées par l’islamisme. Leurs intérêts spécifiques commencent à émerger. L’enjeu pour elles, c’est de défendre ces intérêts au nom de l’Islam. Faute de laïcité, l’enjeu actuel est celui d’une « démocratie sexuelle islamique »[1]. Cette démocratie est condamnée à être conjoncturellement possible pour concilier entre féminisme et Islam.

Certes, les deux marches font voler en éclats le mythe de l’unité féminine. Désillusion positive qui montre que le féminisme qui passe par le politique divise nécessairement les femmes mais gagne en efficacité. Quant il reste en deçà du politique, le féminisme se condamne à l’inefficacité (ou à la charité intra-patriarcale). Au delà de leur signification féministe, ces deux marches contradictoires sont l’indice d’un Maroc qui apprend à exercer la démocratie, à la vivre. Bien entendu, les islamistes en profitent. Les islamistes utilisent tactiquement la brise démocratique qui souffle sur le Maroc pour exprimer des orientations anti-féministes et anti-démocratiques stratégiques. La démocratie comporte ce risque qu’il faut accepter, assumer et contrôler. Le règne de Mohamed VI et de la gauche refuse de réprimer : il ne peut réprimer au nom de la démocratie !

Fès, le 18 mars 2000

[1] C’est le titre de mon dernier livre, Vers une démocratie sexuelle islamique, Info-Print, Fès, 2000 (en arabe).

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